Singapour

par | Fév 2, 2021 | Billet d'humeur, Voyage

A l’heure où la covid freine tout projet de voyage lointain, le nom de cette mégapole m’emporte à l’autre bout du monde, et me ramène à la fin des des années septante.
Suite à la déculottée subie par les Etats-Unis et à leur retrait du Vietnam, la totalité de ce pays était tombé aux mains du gouvernement communiste du Nord. Fuyant ce régime, d’innombrables Vietnamiens du Sud tentaient leur chance, entassés dans des bateaux de fortune, espérant atteindre des rivages plus cléments au péril de leur vie. Le monde découvrait les « boat people », les attaques des pirates dont ces pauvres gens étaient l’objet, les viols, les naufrages. On parlait de plus de 200’000 morts dans le Golfe de Thaïlande. Tandis que Bernard Kouchner et ses Médecins du Monde accueillaient là-bas des rescapés dans leur navire hôpital, un groupe de personnes, en Suisse, avec à leur tête Edmond Kaiser1), avait fondé le CICP 2). L’ami Georges Glatz, journaliste au grand cœur, m’avait contacté:
– Nous allons affréter un cargo, pour recueillir des boat people, et lutter contre les pirates. Ton témoignage serait précieux…
Je m’étais donc retrouvé sur le port de Singapour.
Auparavant, à Genève, le responsable des affaires maritimes d’une grande organisation humanitaire n’avait guère dissipé mes craintes:
– Des pirates? Vous pouvez en rencontrer. Ce sont souvent de simples pêcheurs, qui dissimulent des armes sous leurs filets. Ils ont de petites embarcations. En principe, ils ne s’attaqueront pas à un gros navire. Mais par prudence, préparez quelques cocktails molotov, que vous pourrez leur
jeter dessus en cas de danger. Vous savez faire un cocktail molotov?
Le cargo loué par le CICP, le Herta S, était un vieux rafiot, incapable en l’état de prendre la mer. Il s’était passé une dizaine de jours avant qu’il soit rafistolé. L’expert qui dirigeait ces travaux avait eu tout le loisir de me dire:
– En plus des bouteilles, de l’essence et des chiffons, emporte donc quelques machettes, on ne sait jamais…
Arthur, un norvégien, était le capitaine. S’il n’avait pas la barbe et la stature du capitaine Haddock, il avait, tout comme le compagnon de Tintin, un penchant très prononcé pour la bouteille. Deux semaines à naviguer entre Thaïlande et Vietnam, à scruter la mer à la jumelle, à patienter pendant
que l’équipage tentait de réparer les machines tombées en panne pour la dixième fois, nous avions eu le temps de devenir amis. Un jour, il m’avait confié, pensif:
– Tu vois, je suis marié depuis dix-sept ans avec une Chinoise. Et les Chinois n’ont pas mon sens de l’humour. C’est mon drame…
Une autre fois, alors qu’il était en train de faire le point avec son sextant, il s’était interrompu et m’avait jeté un regard ironique:
– Quand je pense que vous dépensez des centaines de dollars chaque jour pour louer mon bateau et mon équipage… Et pourquoi? Pour sauver des misérables, des pouilleux! Enfin, c’est votre affaire…
Lorsque nous avons découvert, en pleine mer, une cinquantaine de « pouilleux » abandonnés sur une barge, c’est pourtant bien Arthur qui leur a immédiatement lancé une échelle de corde pour qu’ils montent à son bord, lui qui leur a ouvert sa douche, qui a enguirlandé son cuisinier parce qu’il ne mettait pas assez d’empressement pour leur préparer des repas…
Nous n’avons pas eu affaire aux pirates.
L’actualité à récemment mis cette région en lumière. Mais oui! La semaine dernière a eu lieu le Forum économique mondial de Davos. Mais pas dans la station grisonne comme d’habitude, non!
Pandémie oblige, tout ce que la planète compte comme dirigeants de haut vol est resté prudemment chez soi et s’est concerté par visio conférence. Une excellente nouvelle pour nos finances! Effectivement, plus de grands de ce monde à protéger, donc plus besoin de gendarmerie aérienne assurée par de coûteux avions de chasse. Donc les six milliards de francs que le Conseil fédéral allait dépenser pour acheter ces jouets hors de prix, on va pouvoir les consacrer, par exemple, à sauver de la faillite les petits commerçants frappés par le confinement, ou à augmenter les effectifs et les salaires du personnel soignant!
Quant à Singapour… c’est là que va se dérouler, en présentiel et en mai, le véritable Forum économique 2021. Dans cette région fréquentée par les pirates, les participants à ce grand raout vont se sentir comme chez eux.

Michel Bühler

1) Fondateur de Terre des Hommes
2) Comité International contre la Piraterie

(article paru dans Le Courrier le 02/02/2021)

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