Cartes postales

par | Jan 6, 2020 | Voyage

Qui n’a pas vu, un jour ou l’autre, deux colonnes parallèles de fourmis, l’une allant vers une mystérieuse source d’aliments ou de matériaux, l’autre rentrant à la fourmilière chargée de butin? Les ouvrières foncent à toute allure, on dirait tête baissée, sans se soucier de celles qui les précèdent, pas plus que de celles qui les croisent. Mais on ne verra jamais une collision, ni même un léger frottement. Chacune trace son propre chemin en grande hâte, et le ballet est parfaitement réglé.
Qu’on me pardonne cette comparaison, mais c’est cette image de fourmis se frôlant sans
jamais se heurter qui m’est venue en visitant des villes de l’Inde: des nuées de scooters et de rickshaws dans les rues, qui occupent toute la chaussée, se suivent, se croisent, se dépassent, chacun à quelques centimètres de l’autre, mais sans jamais se toucher. Tout cela à la différence des insectes sociaux qui sont à ma connaissance du genre silencieux et chez qui l’esprit de compétition est peu développé dans un assourdissant concert de klaxons qui demandent le passage, le plus agressif s’imposant à tous. Le malheureux bipède occidental pris dans ce maelström croit sa dernière heure arrivée. Ici règne la loi du plus fort, les motorisés passent d’abord. Suivre une rue, ou la traverser, est pour le piéton une aventure dont il n’est pas sûr de sortir vivant! Après quelques jours toutefois, cette crainte s’estompe. Un peu.
En Inde,
avec Anne ma compagne… Un vieil ami, Sohan, a convié ses proches à Diu, une île sur la mer d’Oman, pour fêter ses quatrevingts ans. En route vers ce paradis, nous profitons du voyage pour faire quelques escales au Rajasthan.
L’honnête homme ne peut pas pr
étendre connaître ou juger un pays en le traversant en touriste. Tout au plus peutil envoyer des cartes postales, au dos desquelles il notera peutêtre de modestes commentaires. En voici donc quelquesunes:
La foule, et l’incroyable trafic urbain, évoqué
plus haut. Là se révèle un esprit de compétition qui peut surprendre au pays de Gandhi. Estce parce que dans les années nonante l’Inde s’est convertie au libéralisme? S’en sont suivis individualisme, privatisations, dérégulations. On serait donc passé du sage «sois en concurrence avec toimême» au moderne «entre en concurrence avec les autres»?
Emergeant des brumes matinales, les gens marchant emmitouflés dans des couvertures,
coiffés de gros bonnets de laine. Dehli et tout le nord subissent une vague de froid comme on n’en a pas vue depuis des dizaines d’années. Nous garderons donc nos pulls d’hiver, et laisserons pour le moment au fond des valises shorts et sandales.
La beauté des femmes dans leurs saris, la variété des couleurs, avec une prédominance de
jaune, d’orange et de rouge. Dans les ruelles étroites de la vieille ville d’Udaipur, même les ânières, poussant leurs bêtes qui ploient sous le poids des sacs de sable, sont d’une rare élégance, tout comme, plus loin, les paysannes courbées dans les rizières.
Magasins pressés les uns contre les autres, où l’on vend de tout. Dans les étroites boutiques,
sur des charrettes ou à même le sol, macaronis en vrac dans de gros sacs de jute, monceauxde piments, haches et couteaux, jouets de plastique, appareils électroniques à l’utilité
improbable. Puis ateliers de ferronnerie, réparateurs de tout, marchandes de bananes ou d’ananas.
Après la vue, c’est l’odorat qui est comblé. Parfums émanant des minuscules échoppes,
santal et patchouli, encens qui se consume devant les petits temples. Odeur des épices, poudre dorée offerte en monticules côniques par des marchands souriants qui vous souhaitent une bonne année.
Et au milieu de cette incroyable agitation, les placides vaches qui déambulent dans
l’indifférence générale, comme de vieilles dames qui feraient leur shopping, et les familles de petits singes sautant de toit en toit.
Pour le touriste lambda, les yeux écarquillés devant la splendeur des palais séculaires, nul
écho des problèmes qui agitent le pays.
Pourtant… C
ostume impeccablement blanc, un chauffeur de taxi parle avec enthousiasme de Modi, que certains accusent de s’employer à dresser la majorité hindoue contre la minorité musulmane: c’est pour lui un excellent premier ministre, qui prend les bonnes décisions!
Ce n’est pas l’avis de ce marchand de souvenirs qui insiste pour nous retenir dans sa
boutique. Musulman, il juge avec grande anxiété l’action du leader populiste: «Il a mis le feu au pays. Que le reste du monde ne nous oublie pas!»

Michel Bühler

(article paru dans Le Courrier le 06/01/2020)

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