La Gîte Dessus, La Gîte Dessous, deux hameaux sur un plateau, dans les hauteurs de Sainte– Croix. Quelques fermes jurassiennes, une grosse bâtisse carrée qui abritait autrefois un poste de douane, un café qui n’a pas changé depuis soixante ans. Par ces beaux jours d’automne, ce n’est que calme et silence sur les pâturages à l’herbe rase, sur les forêts où se dressent de superbes sapins. La nature retient son souffle en attendant l’hiver. Bientôt les premières neiges, bientôt le long sommeil. (Et c’est là que certains rêvent d’implanter six machines de deux cents mètres de haut, six éoliennes géantes. Mais ce triste projet n’est pas mon sujet aujourd’hui).
Si j’éprouve une tendresse particulière pour ce coin préservé du Jura, c’est pour de lointaines raisons familiales.
Revenons en arrière, et arrêtons–nous aux alentours de 1850. A cette époque, la Suisse connaît un important mouvement d’émigration. La vie est dure dans les montagnes, les emplois précaires, les enfants nombreux, et la faim rôde dans les vallées. On dit que de vastes territoires s’offrent à qui veut les prendre de l’autre côté de l’Atlantique, en Argentine, au Brésil, aux Etats–Unis. Plein d’espoir, que l’on soit du Valais, de Fribourg ou d’ailleurs, on laisse donc derrière soi la misère et son village pour aller chercher fortune dans les nouveaux pays. Mais le voyage est long, pénible, onéreux, et l’installation là–bas n’est pas forcément facile.
C’est dans ce contexte de disette et de départ vers l’ouest que deux familles prennent leur balluchon et s’élancent sur les routes. L’une quitte une vallée du côté de Glaris, l’autre les bords du lac de Thoune. Ces gens sont mes arrière–grands–parents.
Avaient–ils l’intention, en partant, de faire comme tout le monde, c’est–à–dire d’aller prendre le bateau pour traverser les mers? Peut–être bien… Pourtant ils ont renoncé à leur projet, et se sont arrêtés en chemin. Pourquoi? Par intelligence? Par paresse?
La saga familiale n’en dit rien, mais il me plaît de penser qu’en cheminant ils ont réfléchi, ils se sont tâtés… Faut–il poursuivre jusqu’au Havre, aller s’entasser là–bas dans l’entrepont crasseux d’un rafiot pourri, puis braver les tempêtes pour, arrivés sur l’autre bord – si on y arrive! – trouver quoi?
Quelques arpents de neige, des plaines à perte de vue, des sauvages, et des violents à la gâchette facile… Ne serait–il pas plus raisonnable, et moins dangereux, de s’arrêter si possible avant de franchir nos frontières? Si c’est de ces aïeux–là que j’ai hérité ma propension à me plier souvent à la loi du moindre effort, alors ils ont dû faire ce raisonnement.
Comment ce que l’on nommerait aujourd’hui des réfugiés économiques ont–ils été accueillis ici? On imagine les regards suspicieux, les conversations à voix basse: «Qu’est–ce que c’est que ces miséreux qui viennent prendre une part de notre pain noir? Ils s’expriment dans un charabia qui écorche nos oreilles, ils ont des regards bizarres! Ne sont–ils pas dangereux, ne vont–ils pas bousculer nos coutumes, nous imposer les leurs? Qu’ils restent donc à l’écart!»
Mais on n’est pas allé jusqu’à les renvoyer chez eux manu militari, ou à les enfermer dans un camp sans espoir de lendemain. Non, on avait un certain respect de soi–même et des autres, en ces temps rustiques.
L’une des familles s’est installée à La Gîte Dessus, l’autre à La Gîte Dessous. Loin de tout.
Durs à l’ouvrage, obstinés, ils ont fait ce qu’ils savaient faire: élever des vaches, façonner le bois. L’hiver, disait–on, les hommes contraints à aller bûcheronner jusque dans le Risoux, entendaient, la nuit, les loups rôder autour de leur cabane.
En 1874, Louis naissait chez les Glaronnais. L’année suivante, Louise poussait son premier cri dans la maison des Bernois. De leur mariage sont nés six enfants, qui sont devenus plus sainte–crix que tous les Jaccard et les Junod réunis, et ont travaillé leur vie durant dans les usines du village. Louis, habile, travailleur, par ses inventions, a contribué à la prospérité de nos industries.
Bien sûr… parfois je me dis que si mes ancêtres avaient été plus aventureux, plus ambitieux, je serais peut–être devenu folk singer à San Francisco, ou roi du tango à Buenos Aires… Je plaisante!
Mais je n’oublie jamais que je suis, comme tant d’autres, descendant de migrants.
Michel Bühler
(article paru dans Le Courrier le 15/10/2019)