A quelque chose malheur est bon?
J’aurais sèchement envoyé paître celui qui aurait osé énoncer une telle platitude devant moi, cette année-là. Et pourtant…
Il y a, dans la vie, des moments où tout vous sourit, et d’autres où les déboires s’accumulent et finissent par vous submerger. C’était le cas pour moi en 1982. Mon père, que j’aimais, venait de mourir, je me retrouvais sans travail ou presque, une fille m’avait quitté. Au fond du trou, je voyais venir les mois d’été avec angoisse: où allais-je trouver le courage de vivre ces journées désormais vides de sens?
Il m’était alors revenu qu’une association d’aide à la Palestine, pour laquelle j’avais chanté un peu auparavant, organisait un voyage dans ce pays. Bah, plutôt que rester à me morfondre dans mes montagnes… Je m’étais donc retrouvé, sans grand enthousiasme, au milieu d’une quinzaine de jeunes genevoises et genevois, à visiter les Territoires Occupés.
J’ai encore en tête l’image de ce maire assigné à résidence, qui avait perdu ses deux jambes dans un attentat, et restait digne et déterminé:
– Les autorités d’occupation savent parfaitement qui sont les auteurs de ce crime. Ils ne feront rien pour les démasquer.
Je me rappelle la malice de Nazmi, l’un de nos accompagnateurs qui, parlant un hébreux parfait, avait le chic dans les check-points pour embobiner les soldats de Tsahal. Quand nous lui avions demandé où il avait si bien appris cette langue, il avait répondu, en bon Palestinien:
– En prison, pardi!
C’est surtout au cours de ce séjour que j’ai fait l’une des rencontres qui ont compté dans ma vie.
Notre guide, notre mentor, c’était Albert.
Albert Aghazarian. Arménien, habitant de cet endroit chargé de mystère et de spiritualité qu’est le Vieux Jérusalem, il était professeur et responsable des relations publiques de l’université de Birzeit. Parlant huit langues, il connaissait la moindre pierre de sa ville, et se plaisait à en faire découvrir les ruelles, à en évoquer l’histoire. Je le vois encore, barbiche et port de grand seigneur, lancer des « habibi », mon chéri, aux boutiquiers et aux passants qui lui rendaient respectueusement ses saluts.
Je me souviens d’un soir, tard, dans une prairie près de Bethléem. Nous étions entourés par des étudiants, la fête battait son plein. C’était un temps où l’on pouvait encore espérer qu’une solution au conflit en cours allait être trouvée dans un délai raisonnable. Emporté par les chants et la musique, je m’étais penché à son oreille:
– Tu vois, Albert. on ne peut pas abattre un peuple qui danse!
Depuis, à chaque fois que nous nous revoyions, il me rappelait:
– Tu te souviens de ce que tu m’as dit dans le Champ des Bergers?
Tout ce que j’ai appris de ce pays que je porte dans mon coeur, toutes les personnes que j’y ai connues, c’est à ce frère que je le dois, et à cette magnifique rencontre de ce triste été 82. Il est resté mon ami pendant trente-huit ans.
Par la suite, il m’a donné l’occasion à plusieurs reprises de chanter à Jérusalem, à Naplouse, à Gaza. Bien sûr, les gens ne comprenaient pas mes paroles, mais il me paraissait important d’être simplement présent. Je l’appelais pour lui annoncer mon arrivée et lui demander de m’organiser une petite tournée; il se faisait un silence à l’autre bout du fil, puis il murmurait:
– Quel bonheur…
Comme si nous nous étions quittés la veille, j’étais alors reçu comme quelqu’un de la famille, par lui et son épouse, dans leur petite cour du quartier arménien.
Une vie à faire front contre vents et marées, à rester debout, à lutter avec passion, puis voir ses espoirs s’évanouir les uns après les autres… Fatigué, usé, il a passé ces dernières années sans plus guère sortir de chez lui. Il s’en est allé au mois de janvier.
Un bel humain, inoubliable.
Michel Bühler
(article paru dans Le Courrier le 03/03/2020)