Elle, c’est Nina. Longs cheveux bruns, gestes doux. Je la voyais quelques jours par semaine, tenant la caisse de l’un des supermarchés de mon village. Nous échangions poliment quelques mots.
Lui, c’est Marco. Teint hâlé, sourire éclatant. Pendant les mois d’été, il assurait la même tâche, passant les codes barres des produits sur le détecteur, tipant à la main les prix spéciaux. Sans connaître sa vie, j’appréciais sa bonne humeur et sa vivacité.
Nina et Marco faisaient partie de ces cohortes de héros qu’on applaudissait tous les soirs lors du premier confinement. Vous vous rappelez bien sûr les concerts de casseroles pour remercier les infirmières, les chauffeurs, les vendeuses, les travailleurs sociaux. Bon… c’est du passé.
Jusqu’à la semaine dernière, il y avait trois caisses dans ce magasin. En cas d’affluence, toutes les trois étaient tenues par des personnes bien vivantes. Ce samedi, shazam! Les temps modernes font irruption dans mes montagnes: deux des points de paiement ont disparu, et l’on a mis des machines à leur place! Les clients sont invités à y scanner eux-mêmes leurs achats, puis à régler leur dû sans que la présence d’une employée soit nécessaire. Ne reste qu’une seule humaine visible, assise à la caisse rescapée, devant laquelle piétine une file d’acheteurs.
Remplacer l’homme par la machine devrait représenter un progrès. Surtout lorsque le travail est pénible et répétitif, comme celui de caissière ou de caissier. Mais très souvent ce qui devrait être un soulagement devient une malédiction. Sa besogne étant effectuée par des engrenages, des courroies et des puces électroniques, le malheureux humain devient inutile, son employeur peut dès lors se passer de ses services et l’envoyer grossir les rangs des demandeurs d’emploi.
Qu’on m’excuse, mais… il me semble qu’au lieu de lui nuire, l’arrivée de la machine devrait profiter à qui elle se substitue: la besogne est faite à l’identique ou presque, le profit reste le même! Ne serait-il donc pas normal que la caissière, soulagée de son labeur, continue à toucher son salaire et puisse aller couler des jours tranquilles au soleil, tandis que ses clients se débrouilleraient entre scanners et écrans tactiles?
Hélas, je ne pense pas que cela se passe ainsi dans ma grande surface…
J’ai fait part à son gérant de ma crainte de me voir prochainement remplacé à mon tour par une machine, et l’ai informé de ce que je réserverais désormais ma clientèle à l’un de ses concurrents. Il m’a rétorqué que ce qui se passait chez lui était une évolution inévitable. J’ai fait la même annonce à la jeune fille qui encaissait mes achats, en ajoutant que je ne me rendrais pas complice d’une entreprise qui mettait ses gens au chômage. Elle m’a finement fait remarquer que, si je ne mettais plus les pieds entre ses gondoles, si mon exemple était contagieux, c’est elle qui allait à son tour se retrouver à la porte! Cette logique m’a cloué le bec.
Dans une discussion, les arguments ne me viennent souvent que lorsque j’ai quitté mon interlocuteur. Déjà sorti du magasin, il m’est revenu que la petite caissière, constatant que la botte d’asperges que j’achetais présentait à la base d’infimes traces de moisissures, m’avait gentiment repris:
– Je ne peux pas vous vendre ça! Allez donc en choisir une autre dans le rayon!
J’aurais dû lui faire remarquer que jamais une machine n’aura ce genre d’attention. Trop tard!
Trop tard aussi pour lui parler de Nina et de Marco. J’ai appris que la première était à l’époque étudiante en philosophie, tandis que le second faisait sa médecine. Maintenant diplômée, Nina enseigne au collège secondaire et anime dans le village des ateliers « philo ». Quant à Marco, il effectue ses derniers stages et va bientôt se choisir une spécialité. Tous deux travaillaient aux caisses pour financer leurs études. Ces petits boulots, que la marche vers l’avenir radieux vont faire disparaître, ont donc permis à notre communauté de voir se former une philosophe et un médecin.
Une constatation et une question:
Bien sûr, une entreprise commerciale pense à sa rentabilité, et il n’est écrit nulle part qu’elle doit en plus se soucier du bien de tous. Ici, les cadres de cette chaîne de supermarchés ont donc délibérément choisi le profit, en faisant fi de tout rôle social. Ils ont pris le parti de la déshumanisation.
Les caisses automatiques qui remplaceront les Nina et les Marco de demain favoriseront-elles la naissance, avec le temps, aussi, de philosophes et de médecins?
Michel Bühler
(article paru dans Le Courrier le 24/05/2022)