Une « Pierre de la honte »

par | Mar 3, 2021 | Politique internationale, Politique suisse

Il y a quelques jours, l’ambassadeur d’Italie en RDC s’est fait tuer dans une embuscade, dans la province du Kivu, à l’est de l’ex-Zaïre. Un malheureux hasard: il semble certain qu’il n’était pas précisément visé. Il s’est bêtement trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, dans cette région de tous les dangers, où les enlèvements, les assassinats, les viols sont monnaie courante.
Au milieu des années nonante, le journaliste Philippe Dahinden avait été témoin, dans le Rwanda tout proche, du génocide qui ensanglantait ce pays. Pris dans la tourmente, il avait constaté que les informations sur les événements locaux faisaient cruellement défaut à la population: pas moyen, pour qui était jeté sur les routes ou parqué dans un camp, d’avoir des nouvelles de son village, de sa famille, de savoir qui était encore en vie et où, pas possible de connaître la situation réelle du pays.
Il avait donc fondé « Radio Hirondelle », à Bukavu, au Zaïre, à deux pas de la frontière. En relation avec le CICR et diverses ONG, cette station aidait aux regroupements familiaux, et donnait des nouvelles fiables.
Pour s’ouvrir aux acteurs locaux, Dahinden avait projeté d’inviter les musiciens et les chanteurs de la région à composer des chansons, qui seraient ensuite diffusées sur « Radio Hirondelle ». Il m’avait proposé de venir sur place pour contacter les artistes et organiser la chose.
Bukavu, début 1996. Des rues de terre rouge impraticables, des policiers aux carrefours qui racketaient les conducteurs, l’insécurité dès qu’on quittait la ville. Sur la route d’Uvira, une jeep de la Croix Rouge avait sauté sur une mine à peine avant mon arrivée, sur celle de Goma c’était une file ininterrompue de femmes ployant sous les charges. Dans l’atmosphère saturée d’humidité, sur toutes les collines, des camps de réfugiés: cabanes minuscules, faites de bric et de broc, parois de plastique bleu, toits de tôle ondulée. Des milliers de Rwandais espéraient retrouver leur chez-soi et une vie décente.
Le malheur infini, la précarité, l’incertitude face à l’avenir.
En ville et dans les camps, j’ai rencontré des artistes, tant zaïrois que rwandais, tous heureux à l’idée d’enregistrer leurs œuvres et de les voir diffusées sur les ondes de « Radio Hirondelle ».
L’arrivée dans la région des troupes rebelles de Laurent-Désiré Kabila quelques mois plus tard, a mis un terme à ce projet. Le matériel de la radio a été confisqué, tandis que Kabila étendait son emprise sur l’ensemble du pays.
J’ai encore en mémoire la boue entre les alignements de bicoques au plafond trop bas, les femmes muettes à bout de tristesse, les gamines qui montraient leurs cicatrices, coups de machettes ou coups de fouet.
Mais le monde entier, sachant ce qui se passait, compatissait. Mais il régnait dans ces camps-là, à ce que j’en ai vu, un minimum de salubrité, et la possibilité, même infime, d’observer les règles d’hygiène et de conserver sa dignité.
Rien de tel aujourd’hui dans les camps des îles grecques, où sont détenus ceux que l’Europe refuse d’accueillir. Les témoignages concordent. Que ce soit celui de Jean Ziegler1), ou ceux des journalistes et des humanitaires qui s’y sont rendus, tous sont accablants. Surpopulation, saleté, maladies, détérioration de la santé mentale, augmentation de la violence, désespoir. Les humains côtoient les rats, la gale est partout, les soignants sont débordés.
Nous le savons.
Les membres du Conseil fédéral le savent. Ils ne font rien. Tout comme les Conseillers d’états de tous les cantons.
Les bonnes volontés ne manquent pourtant pas, chez nous, qui proposent des pistes susceptibles d’atténuer l’horreur. Une quantité de communes se sont annoncées, prêtes à accueillir des réfugiés de Lesbos ou d’autres îles. Un collectif de médecins2) a écrit à Ignazio Cassis, médecin lui aussi, pour lui rappeler les devoirs que lui impose son métier, et pour souligner l’incroyable cynisme dont il a fait preuve en claironnant que la Suisse se souciait de la santé de gens, frappés par les maladies les plus graves, en leur envoyant gracieusement des masques et du matériel de détection de la covide!
Réponse de nos Sages: circulez!
Tout en entretenant notre indignation, il faudrait songer, pour que ces individus sans vergogne soient jugés par l’Histoire, à leur élever un monument: une « Pierre de la honte », sur laquelle leurs noms resteraient gravés pour toujours.

Michel Bühler

1) Lesbos, la honte de l’Europe, Editions du Seuil.

2) Prochaine publication: Manifeste 2020, livre collectif, Editions d’en bas

(article paru dans Le Courrier le 02/03/2021)

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