L’enfer numérique

par | Juin 20, 2022 | Billet d'humeur, Environnement

Au temps où les photos se conservaient sur papier, je m’amusais à l’idée d’être présent dans d’innombrables tiroirs, entre les pages de dizaines de livres de souvenirs. Combien de fois et dans combien d’endroits un touriste lambda m’avait-il sans le savoir immortalisé sur sa pellicule, à mon insu et sans que lui-même en ait conscience.? Ainsi, je pouvais être loin en arrière-plan sur une plage du Brésil, de dos dans une rue de Chicago, à demi caché par un chameau devant la pyramide de Khéops. Un de mes pieds pouvait être visible à côté d’un groupe de Japonais posant devant la Tour Eiffel, et un bout de mon épaule masquait ailleurs une minuscule partie du Grand Canyon. Je souriais en pensant qu’un peu de moi était présent aux quatre coins du monde, encadré sur un buffet à Tokyo, dans un carton à San Francisco… Ça ne portait pas à conséquence.
Aujourd’hui…
Les chances que j’aie été photographié par indvertance ont été considérablement multipliées, vu que près de 6 milliards d’êtres humains possèdent un téléphone portable, muni d’autant d’applications de prise de vue. Ajoutez à cela le nombre incalculable de caméras de surveillance qui fleurissent partout… des traces de moi doivent donc avoir été enregistrées des milliers de fois, que ce soit dans l’ascenseur d’un hôtel de Djakarta ou à la déchèterie de mon village.
En plus de mon image, une quantité formidable d’informations me concernant ont été collectées.
Mon nom, mon âge, mon adresse sont inscrits quelque part, ainsi que l’historique de mes paiements mensuels, les restaurants que j’ai fréquentés, mes déplacements, mes achats, ma correspondance, tout ou partie de mon dossier médical. Et vous, mes contemporains, vous êtes comme moi victimes d’un tel flicage.
Il ne s’agit plus, là, de quelques innocentes photos dormant dans des albums.
On connaît le danger que fait courir à notre liberté cette accumulation de données. Qu’elles tombent dans des mains malveillantes, cela pourrait gravement nous nuire… songeons simplement au sinistre « crédit social » bientôt généralisé en Chine. Un ouvrage paru l’an dernier1) rappelle une autre face de cet univers: ces informations, que l’on dit « dématérialisées », le sont-elles vraiment?
Les innombrables sites qui sont à ma disposition et me sont devenus indispensables – celui de ce journal, de ma banque, de mon boucher, le mien même – sont-ils nulle part, dans le nuage, le cloud, comme on a tendance à l’imaginer, sans plus d’existence, et donc sans aucun impact sur le réel?
Le livre de Guillaume Pitron nous remet sèchement les pieds sur terre. Sous des airs éthérés, le monde numérique s’appuye bel et bien sur la matière, il n’existe pas sans elle.
Nos ordinateurs, nos tablettes, nos téléphones sont bourrés de métaux, rares pour la plupart, qui viennent de partout sur la planète. Il a fallu les arracher au sol, les usiner, les assembler, les transporter, ce qui a mobilisé des humains, des machines, de l’énergie. Les messages que nous échangeons parcourent des milliers de kilomètres dans des câbles à fibres optiques. Ils sont stockés, ainsi que des milliards d’autres informations, dans des batteries d’ordinateurs qui occupent de gigantesques hangars, des centres de données ou datacenters. Ces bâtiments, qui doivent être fonctionnels 24 heures sur 24 et 365 jours par an, sont alimentés en permanence en électricité et consomment une énorme quantité d’eau qui assure leur refroidissement.
Toutes ces opérations ont un coût financier bien sûr, mais aussi écologique. Ainsi, un courriel standard générerait environ 4 grammes de CO2… A mon corps défendant, j’en reçois quotidiennement une cinquantaine. Quarante d’entre eux – publicités, spams – passent directement à la poubelle: pitié, si ce n’est pas pour moi, que ce soit au moins pour l’environnement! Et rien qu’en Suisse, il existe près de cent centres de données, qui occupent la surface de plus de vingt stades de football, et ont absorbé, en 2019, 3,6% de l’électricité consommée dans le pays.
Comme beaucoup d’activités humaines, l’industrie numérique, dont certains tirent de jolis bénéfices, prospère en portant atteinte à notre belle planète. Il faut s’en souvenir, à l’heure où l’on nous invite à tout télécharger: films, musiques, événements.
Qui voudra découvrir d’autres informations les trouvera facilement. Où? Ben… là où j’en ai eu confirmation: sur internet, pardi! Elles vous attendent sagement dans un datacenter, au fin fond de la Suède ou du côté de Los Angeles!
…Eh oui, nous sommes piégés…

Michel Bühler

1) L’enfer numérique, Guillaume Pitron, Les Liens qui Libèrent, 2021

(article paru dans Le Courrier le 20/06/2022)

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