Une histoire de chanson, une chanson dans l’Histoire

par | Nov 12, 2019 | Economie, Politique internationale

Une amie chilienne m’envoie une courte vidéo, tournée ces jours derniers à Santiago. Une foule immense, des manifestants au coude à coude sur une place de la ville, une marée humaine, comme on dit. Ici, le terme est on ne peut plus approprié. Pas de drapeaux sur les images, pas de tribuns et de discours, mais des dizaines de guitares brandies, et une multitude d’anonymes qui chantent. Magnifique!
Ces milliers de bouches reprennent ce qui est devenu l’hymne de tous ceux qui se dressent contre le président Sebastian Pinera, contre celui qui répondait il y a peu aux revendications populaires en envoyant l’armée dans la rue, et en proclamant: « Nous sommes en guerre! » Face à la répression, à la brutalité du milliardaire qui dirige le pays, le refrain demande pour tous « El derecho de vivir en paz », le droit de vivre en paix, et s’accompagne souvent de ce slogan qui vient corriger le président: « Nous ne sommes pas en guerre! »

La chanson a été écrite en 1971 par Victor Jara, membre du mouvement de la
« La nueva canciòn chilena ». Elle saluait la lutte du peuple vietnamien conduit par Ho Chi Min, dans la guerre imposée par les EtatsUnis. Antiimpérialiste, la revendication du droit pour tous à vivre en paix avait une portée universelle. Alors, l’élection de Salvador Allende avait transformé le Chili en une terre d’espoir, ce droit semblait à portée de main.
Deux ans plus tard, téléguidé par les mêmes Etats-Unis, le général Pinochet renversait le pouvoir démocratique et imposait sa dictature sanglante. Parmi les premières victimes, après avoir été emprisonné comme tant d’autres au Stade National, Victor Jara était torturé puis abattu par les soldats. Rapidement, violemment, conseillé par des économistes formés à l’école de Milton Friedman les Chicago boys Pinochet imposait une série de mesures ultra libérales, qui allaient appauvrir son peuple pour le grand profit de quelques privilégiés. Elles n’ont pas été abolies, et empoisonnent encore la société: privatisation de tout, éducation, santé, retraites, système social…
Le Chili, toujours victime de la pourriture ultra libérale, est aujourd’hui le pays le plus inégalitaire de l’OCDE.

Ma route a croisé celle de cette chanson en 1998. Un matin brumeux d’automne, nous étions une dizaine devant l’entrée du Cimetière Général de Santiago. L’ami Angel Parra m’avait dit: « Nous allons saluer la mémoire de Victor Jara. 25 ans qu’il a subi le martyre ». Peu à peu, nous avons été rejoints par d’autres manifestants, par dizaines d’abord, puis par centaines. La troupe s’est mise en marche dans les allées, entre les tombes, sans un mot, drapeaux rouges au vent, en direction du mur où la dépouille de Victor occupait une petite niche. Tout à coup, brisant le silence, une fille s’est mise à chanter. Après trois pas, la surprise passée, la foule entière s’est jointe à elle d’une seule voix: « El derecho de vivir en paz » sonnait comme une demande légitime, dans un Chili pas entièrement débarrassé de l’ombre du tyran. La cérémonie, au cours de laquelle la veuve de Jara, pugnace, a demandé que la justice soit rendue enfin, s’est bien sûr terminée aux cris de « El pueblo unido jamas sera vencido »… Peu s’en faut que les larmes me viennent aux yeux en me
remémorant cette scène.
Ayant traversé le temps, 48 ans après sa création, cette chanson accompagne maintenant la lutte et les espoirs d’un peuple, d’une jeunesse, qui demande le droit de vivre décemment. Elle est de toutes les manifestations. On l’entend dans la rue, aux portes des églises, magnifiée par des orchestres symphoniques. Tout en gardant le refrain, des chanteurs actuels y ont ajouté des paroles qui portent les revendications du moment: la fin des privatisations, de la misère, un nouveau contrat social, une nouvelle constitution, qui viendra remplacer celle qu’on a héritée de la dictature. « Nous ne vous laisserons pas dormir, disent-ils, tant que vous ne nous laisserez pas rêver! »

Comme une revanche tardive de Victor Jara, sa chanson est devenue un drapeau. Elle rappelle à ses bourreaux et à tous ceux qui saignent les peuples que leur victoire n’est jamais définitive. Elle pourrait être reprise par tous ceux qui, osant relever la tête, crient leur rejet de la corruption et des inégalités, aujourd’hui au Brésil, en Argentine, au Liban, en Algérie, en Irak, et demain partout…
Reprise et portée par tous ceux qui exigent simplement et pour tous « el derecho de vivir en paz ».

Michel Bühler

(article paru dans Le Courrier le 12/11/2019)

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